tiré de “Le facteur temps ne sonne jamais deux fois” Étienne Klein Champs sciences Flammarion 2007 “Les travaux des physiciens m'ont conduit à me pencher sur deux questions fondamentales, que les philosophes avaient déjà posées. La première est celle de la nature du temps : de quoi est-il fait ? Est-il une substance ? Une sorte d'entité primitive, originaire, qui ne dériverait de rien d'autre que d'elle-même? Ou, au contraire, une entité secondaire qui procéderait d'une ou de plusieurs autres entités plus fondamentales : la relation de cause à effet, par exemple? les relations de succession entre les événements ? En d'autres termes, le temps se suffit-il à lui-même ou a-t-il besoin des événements pour prendre corps? Est-il de nature substantielle ou relationnelle ? Et au fait, le temps a-t-il eu un commencement ? La seconde question est celle du « moteur » du temps : d'où vient que le temps passe ? S'écoule-t-il de lui-même ou a-t-il besoin de nous pour passer ? Le moteur du temps est-il de nature physique, objective, ou n'est-il qu'une illusion, une impression, en somme le produit de notre subjectivité? Y aurait-il, au sein de l'écoulement temporel lui-même, un principe actif qui demeure et ne change point (Page 9) La physique nous permet de sortir de l'ambiguïté, en distinguant deux sortes de changement trop souvent confondues : d'une part, le cours du temps, soit le renouvellement irréversible de l'instant présent, d'autre part, la flèche du temps, c'est-à-dire l'évolution irréversible des phénomènes temporels. En donnant un statut homogène à tous les instants du temps, la physique est parvenue à rendre compte du devenir à partir de lois qui lui échappent, parce qu'elles sont les mêmes à tout instant. Page 11 En attendant, on peut imaginer deux façons de se représenter la dynamique du cours du temps, celles que nous évoquions dans le premier chapitre : soit le cours du temps crée le monde à mesure qu'il passe, instant après instant ; soit il ne fait que parcourir un territoire déjà existant. Dans le premier cas, le temps serait à lui-même son propre moteur et, sous son impulsion, le monde se constituerait en une suite d'états différents, successifs et instantanés. Dans le second, nous serions les moteurs du temps. Cette conception, pour le moins étrange, a néanmoins rencontré l'adhésion de certains physiciens inspirés par la théorie de la relativité, notamment celle de Hermann Weyl, très proche ami d'Einstein : « Le monde objectif tout simplement est, écrivait-il. C'est seulement au regard de ma conscience, avançant en rampant le long de la ligne d'univers de mon corps, qu'une section de ce monde vient à la vie dans l'espace comme une image fugace, qui change continuellement dans le temps. Page 62 Dans le droit fil de la théorie de la relativité, celle-ci consiste à invoquer un univers constitué d'un continuum d'espace-temps à quatre dimensions, privé de tout flux temporel : tous les événements, qu'ils soient passés, présents ou futurs, ont exactement la même réalité, de la même façon que différents lieux coexistent, en même temps et avec le même poids ontologique, dans l'espace. En d'autres termes, les notions de passé ou de futur ne sont que des notions relatives, comme celles d'est et d'ouest. En un sens, tout ce qui va exister existe déjà et tout ce qui a existé existe encore. L'espace-temps contient l'ensemble de l'histoire de la réalité comme la partition contient l'œuvre musicale : la partition existe sous une forme statique, mais son contenu, l'esprit humain l'appréhende généralement sous la forme d'un flux temporel. Page 63 Dans toutes les théories physiques, le cours du temps est soumis au principe de causalité, il ne peut être qu'irréversible, au sens où un instant ne peut se « présenter » deux fois. Le facteur temps ne sonne jamais deux fois. Cette irréversibilité lui confère d'ailleurs un aspect tragique, au sens où elle n'est d'aucune façon compensable ou effaçable par la réversibilité de quelque mouvement que ce soit : si rapidement qu'on revienne à Paris après être allé à Chamonix, c'est irréversiblement que le temps a cependant passé au cours du trajet et qu'on s'en retrouve nécessairement plus âgé. Plus généralement, l'absence de flèche du temps n'empêche nullement les heures de défiler. Il y a quelque chose d'implacable, d'irrémédiable, dans le cours du temps. Rien ne l'arrête. Pas même l'immobilité, ni l'invariance des choses. Cette irréversibilité du cours du temps, cette direction ferme qui est la sienne, est donc bien autre chose que la flèche du temps. Lorsqu'elle est présente, la flèche du temps apparaît de surcroît, en « habillant » le cours du temps (irréversible) de phénomènes irréversibles.